Alors quand, ce matin, s’ajoutant à la corvée habituelle d’un cours de littérature sans littérature et d’un cours de langue sans intelligence de la langue, j’ai éprouvé un sentiment de n’importe quoi, je n’ai pas pu me contenir. Mme Maigre faisait un point sur l’adjectif qualificatif épithète, au prétexte que nos rédactions en étaient totalement dépourvues« alors que vous devriez en être capables depuis le CE2 ». « C’est pas possible de voir des élèves aussi incompétents en grammaire », a-t-elle ajouté en regardant spécialement Achille Grand-Fernet. Je n’aime pas Achille mais là, j’étais d’accord avec lui quand il a posé sa question. Je trouve que ça s‘imposait. En plus, qu’une prof de lettres oublie la négation, moi, ça me choque. C’est comme un balayeur qui oublierait des moutons. « Mais à quoi ça sert, la grammaire ? » a-t-il demandé. « Vous devriez le savoir », a répondu madame-jesuis-pourtant-payée-pour-vous-l’enseigner. «Ben non, a répondu Achille avec sincérité pour une fois, personne n’a jamais pris la peine de nous l’expliquer. » Mme Maigre a poussé un long soupir, du genre « faut-il que je me coltine encore des questions stupides » et a répondu : « Ça sert à bien parler et à bien écrire. »
Alors là, j’ai cru avoir une crise cardiaque. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi inepte. Et par là, je ne veux pas dire que c’est faux, je veux dire que c’est vraiment inepte. Dire à des adolescents qui savent déjà parler et écrire que la grammaire, ça sert à ça, c’est comme dire à quelqu’un qu’il faut qu’il lise une histoire des W.-C. à travers les siècles pour bien savoir faire pipi et caca. C’est dénué de sens ! Si encore elle nous avait montré, sur des exemples, qu’on a besoin de connaître un certain nombre de choses sur la langue pour bien l’utiliser, bon, pourquoi pas, c’est un préalable. Par exemple, que savoir conjuguer un verbe à tous les temps évite de faire des grosses fautes qui fichent la honte devant tout le monde à un dîner mondain (« J’aurais bien venu chez vous plus tôt mais j’ai prenu la mauvaise route »). Ou que pour écrire une invitation dans les règles à se joindre à une petite sauterie au château de Versailles, connaître la règle d’accord de l’adjectif qualificatif épithète est bien utile : on s’épargne les « Chers ami, voudriez-vous venir à Versailles ce soir ? J’en serais tout ému. La Marquise de Grand-Fernet ».Mais si Mme Maigre croit que c’est seulement à ça que sert la grammaire... On a su dire et conjuguer un verbe avant de savoir que c’en était un. Et si le savoir peut aider, je ne crois quand même pas que ce soit décisif.
Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. Quand on parle, quand on lit ou quand on écrit, on sent bien si on a fait une belle phrase ou si on est en train d’en lire une. On est capable de reconnaître une belle tournure ou un beau style. Mais quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux : parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, riche, subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau, par exemple, que l’idée de base de la langue, qu’il y a des noms et des verbes. Quand vous avez ça, vous avez déjà le cœur de tout énoncé. C’est magnifique, non ? Des noms, des verbes...
Peut-être, pour accéder à toute cette beauté de la langue que la grammaire dévoile, faut-il aussi se mettre dans un état de conscience spécial ? Moi, j’ai l’impression de le faire sans effort. Je crois que c’est à deux ans, en entendant parler les adultes, que j’ai compris, en une seule fois, comment la langue était faite. Les leçons de grammaire ont toujours été pour moi des synthèses a posteriori et, peut-être, des précisions terminologiques. Est-ce qu’on peut apprendre à bien parler et bien écrire à des enfants en faisant de la grammaire s’ils n’ont pas eu cette illumination que j’ai eue ? Mystère. En attendant, toutes les Mme Maigre de la terre devraient plutôt se demander quel morceau de musique il faut qu’elles passent à leurs élèves pour qu’ils puissent se mettre en transe grammaticale.
J’ai donc dit à Mme Maigre : « Mais pas du tout, c’est totalement réducteur ! » Il y a eu un grand silence dans la classe parce que, d’habitude, je n’ouvre pas la bouche et parce que j’avais contredit la prof. Elle m’a regardée avec surprise puis elle a pris un air mauvais, comme tous les profs quand ils sentent que le vent tourne au nord et que leur petit cours pépère sur l’adjectif qualificatif épithète pourrait bien se transformer en tribunal de leurs méthodes pédagogiques. « Et qu’en savez-vous, mademoiselle Josse ? » a-t-elle demandé d’un ton acerbe. Tout le monde retenait son souffle. Quand la première de la classe n’est pas contente, c’est mauvais pour le corps enseignant, surtout quand il est bien gras et donc ce matin c’était thriller et jeux du cirque pour le même prix : tout le monde attendait de voir l’issue du combat, qu’on espérait bien sanglant.
« Eh bien, ai-je dit, quand on a lu Jakobson, il paraît évident que la grammaire est une fin et pas seulement un but : c’est un accès à la structure et à la beauté de la langue, pas seulement un truc qui sert à se débrouiller en société. » « Un truc ! Un truc ! » a-t-elle répété avec des yeux exorbités. « Pour Mlle Josse, la grammaire c’est un truc ! »
Si elle avait bien écouté ma phrase, elle aurait compris que, justement, pour moi, ce n’est pas un truc. Mais je crois que la référence à Jakobson lui a totalement fait perdre les pédales, sans compter que tout le monde ricanait, y compris Cannelle Martin, sans avoir rien compris à ce que j’avais dit mais en sentant un petit nuage de Sibérie planer sur la grosse prof de français. En fait, je n’ai jamais rien lu de Jakobson, vous pensez bien. J’ai beau être surdouée, je préfère quand même les B.D. ou bien la littérature. Mais une amie de maman (qui est professeur d’Université) parlait de Jakobson hier (pendant qu’elles se tapaient, à cinq heures, du camembert et une bouteille de vin rouge). Du coup, ça m’est revenu ce matin.
À ce moment-là, en sentant la meute retrousser ses babines, j’ai eu pitié. J’ai eu pitié de Mme Maigre. Et puis je n’aime pas les lynchages. Ça n’honore jamais personne. Sans compter que je n’ai aucune envie que quelqu’un aille fouiller du côté de ma connaissance de Jakobson et se mette à avoir des soupçons sur la réalité de mon Q.I.
Alors j’ai fait machine arrière et je n’ai plus rien dit. J’ai écopé de deux heures de colle et Mme Maigre a sauvé sa peau de prof. Mais quand j’ai quitté la classe, j’ai senti ses petits yeux inquiets qui me suivaient jusqu’à la porte.
Et sur le chemin de la maison, je me suis dit : malheureux les pauvres d’esprit qui ne connaissent ni la transe ni la beauté de la langue.
"L'élégance du hérisson", Muriel Barbery.
***
Entonces, cuando esta mañana, añadiéndose al rollazo habitual de una clase de literatura sin literatura y de una clase de lengua sin inteligencia de la lengua, he experimentado un sentimiento extraño, inclasificable, no he podido contenerme. La profesora estaba tratando el epíteto, con el pretexto de que en nuestras redacciones brillaba por su ausencia «cuando deberíais ser capaces de emplearlo desde tercero de primaria». «Alumnos tan incompetentes en gramática como vosotros, desde luego, es como pa' pegarse un tiro», ha añadido luego, mirando especialmente a Achille Grand-Fernet. No me cae bien Achille pero tengo que decir que estaba de acuerdo con la pregunta que le ha hecho a la profesora. Creo que se imponía algo así. Además, que una profesora de letras diga pa' en lugar de «para», a mí me choca, qué queréis que os diga. Es como si un barrendero se dejara sin recoger del suelo las bolas de pelusa de polen. «Pero la gramática, ¿para qué sirve?», le ha preguntado Achille. «Deberías saberlo», le ha contestado doña Me-pagan-para-que-os-lo-enseñe. «Pues no», ha replicado Achille con sinceridad, por una vez, «nadie se ha tomado nunca la molestia de explicárnoslo». La profesora ha dejado escapar un largo suspiro, en plan «encima tengo que tragarme estas preguntas estúpidas», y ha respondido: «Sirve para hablar bien y escribir bien.»
Entonces he creído que me iba a dar un infarto. Nunca había oído tamaña ineptitud. Y con esto no quiero decir que no sea verdad, digo que es una ineptitud como una casa. Decir a unos adolescentes que ya saben leer y escribir que la gramática sirve para eso, es como decirle a alguien que se tiene que leer una historia de los cuartos de baño a través de los siglos para saber hacer bien pis y caca. jNo tiene sentido! Si todavía nos hubiera demostrado, con ejemplos, que hay que saber ciertas cosas sobre la lengua para utilizarla bien, entonces bueno, por qué no, puede ser una base para empezar. Por ejemplo, que saber conjugar un verbo en todos los tiempos te evita cometer errores gordos que te avergüenzan delante de todo el mundo en una cena mundana «Hubiera veído esa película que comentáis, si no me habrían aconsejado antes que no lo haciese ») O que, para escribir como es debido una invitación para unirse a una pequeña orgía en el castillo de Versalles, conocer las reglas de concordancia entre sujeto y verbo puede resultar muy útil. De esta manera uno se ahorra torpezas como ésta: «Querido amigo, si esa gente que usted y yo conocemos quisieran venir a Versalles esta noche, me complacería mucho recibirlas. La Marquesa de Grand-Fernet." Pero si la señora Magra se cree que la gramática sólo sirve para eso... De niños hemos sabido conjugar un verbo antes de saber siquiera que se trataba de un verbo. Y, si bien el saber puede ayudar, no creo sin embargo que sea algo decisivo.
Yo en cambio creo que la gramática es una vía de acceso a la belleza. Cuando hablas, lees o escribes, sabes muy bien si has hecho una frase bonita, o si estás leyendo una. Eres capaz de reconocer una expresión elegante o un buen estilo. Pero cuando se estudia gramática, se accede a otra dimensión de la belleza de la lengua. Hacer gramática es observar las entrañas de la lengua, ver cómo está hecha por dentro, verla desnuda, por así decirlo. Y eso es lo maravilloso, porque te dices: «Pero ¡qué bonita es por dentro, qué bien formada!", «¡Qué sólida, qué ingeniosa, qué rica, qué sutil!". Para mí, sólo saber que hay varias naturalezas de palabras y que hay que conocerlas para poder utilizarlas y para estar al tanto de sus posibles compatibilidades, hace que me sienta como en éxtasis. Me parece, por ejemplo, que no hay nada más bello que la idea básica de la lengua, a saber: que hay nombres y verbos. Sabiendo esto, es como si ya te hubieran enunciado la esencia de todo. Es maravilloso, ¿no? Hay nombres, verbos…
Para acceder a toda esta belleza de la lengua que la gramática desvela, ¿quizá también haya que ponerse en un estado de consciencia especial? A mí me da la sensación de que puedo hacerlo sin esfuerzo. Creo que fue cuando tenía dos años, al oír hablar a los adultos, cuando comprendí, esa vez y ya para siempre, cómo está hecha la lengua. Las lecciones de gramática para mí siempre han sido meras síntesis a posteriori o, como mucho, precisiones terminológicas. ¿Se puede enseñar a los niños a hablar bien ya escribir bien estudiando gramática si no han tenido esta iluminación que tuve yo? Misterio. Mientras tanto, todas las señoras Magra de la Tierra harían mejor en preguntarse qué música tienen que poner a los alumnos para que puedan entrar en trance gramatical.
Así que le he dicho a la profesora: «Pero ¡qué va, eso es totalmente reductor! » Se ha hecho un gran silencio en la clase porque normalmente yo no suelo abrir la boca y porque le había llevado la contraria a la profesora. Me ha mirado sorprendida y luego ha puesto mala cara, como todos los profes cuando notan que las cosas se complican y que su clasecita facilita sobre el epíteto bien podría convertirse en tribunal de sus métodos pedagógicos. « ¿Y qué sabrás tú de esto, señorita Josse?», me ha preguntado con tono acerbo. Todo el mundo contenía la respiración. Cuando la primera de la clase no está contenta, es malo para el cuerpo docente, sobre todo cuando se trata de un cuerpo tan gordo, así que esta mañana teníamos película de suspense y número de circo, programa doble por el mismo precio: todo el mundo aguardaba para ver el resultado del combate, con la esperanza de que sería sangriento.
«Pues bien, habiendo leído a Jakobson, se antoja evidente que la gramática es un fin y no sólo un objetivo: es un acceso a la estructura ya la belleza de la lengua, y no sólo un chisme que sirve para manejarse en sociedad.» «¡Un chisme! ¡Un chisme!», ha repetido la profesora con los ojos exorbitados. «¡Para la señorita Josse, la gramática es un chisme!»
Si hubiera escuchado bien mi frase, habría comprendido que, justamente, para mí la gramática no es un chisme. Pero creo que la referencia a Jakobson le ha hecho perder los papeles por completo, sin contar que todo el mundo se reía, incluso Cannelle Martin, sin comprender nada de lo que yo había dicho pero sintiendo que una nubecita negra llaneaba sobre la foca de la profesora de lengua. Por supuesto, como os podréis imaginar, nunca he leído nada de Jakobson. Por muy superdotada que sea, prefiero los cómics o la literatura. Pero una amiga de mamá (que es profesora de universidad) hablaba ayer de Jakobson (mientras hablaban, a las cinco de la tarde, ventilándose una botella de vino tinto y un buen pedazo de queso camembert). Y de repente esta mañana se me ha venido a la cabeza.
En ese momento, al ver que la jauría de perros enseñaba ya los colmillos, he sentido compasión. Compasión por la señora Magra. Además no me gustan los linchamientos. Nunca honran a nadie. Por no hablar ya del hecho de que lo me apetece en absoluto que alguien venga a hurgar en mi conocimiento de Jakobson y empiece a sospechar sobre la realidad de mi cociente intelectual.
Por eso he dado marcha atrás y me he callado. Me he tenido que quedar dos horas más en el colegio castigada, y la señora Magra ha salvado su pellejo de profesora. Pero al marcharme de clase, he sentido que sus ojillos inquietos me seguían hasta la puerta.
Y, camino de mi casa, me he dicho: desdichados los pobres de espíritu que no conocen ni el trance ni la belleza de la lengua.
Traducción del francés por Isabel González-Gallarza